C‘est une petite bouteille en verre de teinte verte, vieille de 144 ans, qui a longtemps été oubliée dans une maison du village de Campile, au cœur de la Castagniccia, cette région montagneuse du centre de la Corse. À l’intérieur, un vin tonique alcoolisé, mis au point par le pharmacien Ange-François dit « Angelo » Mariani, en 1863. Lorsqu’une habitante lui a confié ce breuvage en vidant un placard il y a quelques mois, Christophe Mariani a eu l’impression d’avoir retrouvé le Graal. Car pour cet entrepreneur qui, comme son nom ne l’indique pas, n’a aucun lien de parenté avec le fondateur de cet élixir, cette petite découverte est un témoignage précieux : elle serait en réalité la preuve que cette boisson à la coca du Pérou a été commercialisée avant la célèbre marque Coca-Cola, fondée en 1886.
« Aujourd’hui, on passe de la légende à la réalité, considère Christophe Mariani. Il y a une antériorité incontestable. La notoriété ne refait pas l’histoire. » Le Coca Mariani, produit dans un petit atelier à Ajaccio (Corse-du-Sud), a-t-il enfin gagné sa bataille « historique » contre le géant américain ? Il y a tout juste dix ans, en 2014, l’héritier de la marque s’est engagé dans un pari fou : relancer la production de ce vin tonique ancestral et faire reconnaître les origines corses de cette boisson mythique vendue chaque jour à raison de 1,5 milliard de bouteilles dans le monde.
Une guerre internationale des marques
La démarche n’a pas tardé à faire des bulles. Dès 2021, sa société Coca Mariani s’est retrouvée au cœur d’une guerre internationale des marques. La firme américaine lui a demandé de retirer le mot « coca » de son nom au moyen d’un recours auprès de l’Office de l’Union européenne pour la protection intellectuelle. Le leader mondial de l’industrie du soda a fait valoir un « risque de confusion ».
Détail fâcheux : sur son site Belgique-Luxembourg, Coca-Cola Company a finalement admis, voilà quelques jours, que son soda iconique était né en s’inspirant du vin Mariani. Cette variante concoctée au XIXe siècle par le Dr Pemberton, pharmacien américain, aurait été inventée en remplaçant le vin par de l’extrait de noix de cola. Comme touche finale, il y aurait ajouté du sirop de sucre et de l’eau gazeuse. La reconnaissance de cette influence de l’apothicaire corse a toutefois fait long feu : le site de la firme américaine a très vite supprimé cette référence au vin Mariani.
Pour quelle raison ? Difficile de le savoir. Sollicité par Le Point, le géant du soda n’a pas donné suite. Mais de son côté, Christophe Mariani en est désormais persuadé : la firme américaine ne peut plus nier l’évidence. À l’appui de son argumentation, le chef d’entreprise met sur la table une autre trouvaille de taille. À force de minutieuses recherches, il a mis la main sur une archive fort révélatrice : une interview du Dr Pemberton à l’Atlanta Journal.
À LIRE AUSSI En Corse, la guerre des « Coca » fait rageDans cet entretien de mars 1886 au quotidien américain, le pharmacien explique lui-même avoir élaboré sa boisson à partir du vin Mariani. « Le Dr Pemberton a reconnu avoir copié le meilleur, affirme Christophe Mariani. Cela signifie que sans Angelo Mariani, le Coca-Cola n’aurait peut-être jamais existé. Mais il ne faut pas se raconter d’histoires par chauvinisme : ce n’était pas pour autant un produit corse. Il a simplement été imaginé par un Corse. »
Une success-story mondiale
L’histoire du vin d’Angelo Mariani a, en effet, commencé loin de son île. C’est dans un laboratoire parisien, au 41 boulevard Haussmann, que ce jeune pharmacien originaire de Pero-Casevecchie, petit village au sud de Bastia (Haute-Corse), a mis au point, en 1863, cette boisson tonique à base de vin de Bordeaux et d’infusion de feuilles de cocaïer. Son élixir est vite couronné de succès pour ses vertus thérapeutiques, et reçoit même les honneurs des grandes personnalités de l’époque.
D’Alexandre Dumas à Jules Verne en passant par Émile Zola, des écrivains de renom en vantent les mérites. Tout comme des hommes d’État ou des figures de l’Église, à l’instar du pape Benoît XV. En 1868, la société Coca Mariani est portée sur les fonts baptismaux. Rien ne semble alors arrêter l’ascension de ce vin tonique produit à l’époque « à plus de dix millions de bouteilles » par an selon le dépositaire de la marque. La boisson s’exporte à l’international et rencontre un franc succès. Les imitations font florès. En 1885, John Pemberton invente son French Wine Coca, boisson à base de vin français et de coca péruvien. Problème : quelques mois plus tard, la vente d’alcool est interdite outre-Atlantique. Le pharmacien américain met alors au point un sirop qui remplace le vin par du soda : c’est la naissance du Coca-Cola.
« Je me sens comme le garant de cette histoire »
L’héritage corse de la boisson la plus consommée au monde aurait pu tomber dans l’oubli si Christophe Mariani n’avait pas ressuscité cette histoire en décidant de recommercialiser le Coca Mariani. « Je me sens comme le garant de cette histoire, sourit-il. Angelo Mariani était un homme passionnant. Je vis pour faire vivre son œuvre. »
Avec ses 30 000 bouteilles produites chaque année dans son atelier à partir d’un cépage endémique de vin blanc corse et d’alcool de coca en provenance de Bolivie, le petit producteur est loin du gigantisme de Coca-Cola. Il ne manque pas d’ambition pour autant. En 2025, il va lancer sur le marché corse un tout nouveau produit : une canette sans alcool à la coca. Façon de combiner l’héritage authentique de la marque avec l’engouement contemporain pour les sodas toniques. Signe que les moyens sont sans commune mesure avec le géant américain, Coca Mariani fait appel au financement participatif pour mettre le projet sur les rails.
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En parallèle, une équipe du CNRS effectue des analyses à partir de la bouteille retrouvée en Castagniccia pour prendre la mesure de ses propriétés médicinales. Le directeur de recherches n’hésite d’ailleurs pas à évoquer des similitudes avec le Cola-Cola : « Nous analysons la formule originelle du vin Mariani dans le cadre d’un programme de recherche sur de nouveaux médicaments à base d’extraits naturels, explique Bruno Figadere, chercheur au laboratoire de recherche CNRS-Université Paris-Saclay. Nous recensons les molécules présentes. Les procédés ont certes évolué, mais il est clair qu’elle a constitué la base de ce qu’on connaît aujourd’hui. »
Reste une certitude : si Christophe Mariani n’entend plus croiser le fer avec la firme américaine, il compte bien remporter un jour le combat de David contre Goliath en faisant reconnaître sa boisson comme le tout premier Coca.