DOSSIER 5/5 | 50 ans des événements d’Aleria : la dernière sommation


A l’occasion du 50e anniversaire des évènements d’Aléria, RCFM vous propose une série de cinq épisodes, consacrée à cet événement fondateur du nationalisme corse moderne. Aujourd’hui, dernier épisode consacré à l’affrontement sanglant opposant gardes mobiles et militants de l’ARC.

Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la Corse est dans une situation de marasme économique et social. Les guerres successives, l’exode rural, et le manque de projet de développement plongent l’île dans le désarroi. Les jeunes partent et le fatalisme s’installe. Face à cette situation, un sentiment d’injustice gagne la société insulaire. Une accumulation de facteurs qui entraîneront une quinzaine de militants de l’ARC (Action Régionaliste Corse) à occuper la cave d’un viticulteur pied-noir à Aleria, le 21 août 1975.

loading

1962 : Le rapatriement des pieds-noirs d’Algérie

Tout commence en 1957, le Plan d’Action Régional prévoit la création de la SETCO (société pour l’équipement touristique de la Corse) et de la SOMIVAC (société pour la mise en valeur agricole de la Corse), censés axés le développement économique de l’île sur ces deux axes. Mais dès la fin de la guerre d’Algérie en 1962, plus d’un million de pieds-noirs sont contraints de revenir en France, dont environ 20 000 en Corse. Les choses prennent une toute autre tournure.

Des lots agricoles de la SOMIVAC sont rapidement plastiqués. Monsieur Junca, pied-noir victime d’un attentat en 1970, témoigne dans le JT de l’ORTF : « il existe en Corse des groupes qui prônent la Corse aux Corses et le départ des pieds-noirs. Jusqu’à samedi, j’avais l’impression d’être intégré pourtant. » La SOMIVAC est d’ailleurs au cœur des discussions. 90% des lots seront attribués aux rapatriés d’Algérie et les insulaires se sentent lésés. Un comité de défense d’agriculteurs se forme à Prunelli di Fium’Orbu : « les lots de terres agricoles doivent être confiés, non pas en majorité, mais au moins à 75 % à des Corses ! ».

Bernard Cabot, pied-noir installé en 1965 à Aleria, à l'âge de 20 ans.

Bernard Cabot, pied-noir installé en 1965 à Aleria, à l’âge de 20 ans. © Radio France Alexandre Antonini

loading

La plaine orientale Corse changera complètement de visage en une dizaine d’années, avec l’implantation d’agrumes et de vignes.

loading

Années 60 : La chaptalisation du vin

Dès lors, la viticulture fleurit dans l’île et en particulier en plaine orientale, avec des mécanismes nouveaux et des cépages non-endémiques. L’usage du sucre pour la vinification explose dans l’île et atteint 12 500 tonnes importées en 1970, soit environ 650 kg de sucre par hectare de vigne.

loading

André Giansily, président du GIVIC (Groupement interprofessionnel des vins de l’île de Corse) de l’époque, voit en ce modèle une aubaine pour l’île : « ce potentiel n’est pas très élevé, car la Corse n’est pas l’Algérie, 30 000 hectares seulement sont possibles. Ce qui fait un marché de 2 500 000 hectolitres. » Le vin peut atteindre treize degrés d’alcool par l’ajout de sucre, un procédé défiant toute concurrence.

Michel Martini, président du Groupement de défense et promotion des vins de Corse de qualité, s’insurge contre cette politique menée au détriment de la qualité du vignoble insulaire : « va-t-on donner l’appellation vins de Corse, aux vins faits comme naguère, comme hier, à des vins surchaptalisés qui ont attiré sur nous les foudres de toute la viticulture nationale et internationale ? » En réponse à cette dérive, l’abrogation de la chaptalisation, accordée à la Corse en 1929, est effective dès 1972.

L’interdiction devient stricte, mais certains producteurs continuent de frauder, en important du sucre ou des moûts concentrés illégalement. Ce qui attise les braises d’une contestation autonomiste, et à sa tête, un certain Edmond Simeoni.

loading

17 août 1975 : le congrès de l’ARC

En Corse, la situation se tend davantage au fil des années, en 1973, une société italienne, la Montedison, déverse des produits toxiques en Méditerranée. Les Corses voient là un affront, et se mobilisent. Par la suite, les revendications sont multiples : « corsisation des emplois », « création d’une université à Corte », « autonomie »Face à un retard structurel majeur, c’est le début d’une action autonomiste. Elle prend davantage d’ampleur deux ans après, le 17 août 1975, lors du congrès de l’ARC.

A Corte, en ce mois d’août 1975, des milliers de personnes prennent place sous un chapiteau, où trois drapeaux à la tête de Maure sont érigés à son sommet. Le fondateur de l’ARC, Edmond Simeoni, est à la tribune, il interroge les sympathisants de son mouvement : « le peuple corse, privé de tous ses biens, est-il en légitime défense ? L’ARC doit-il baisser les bras ou doit-il se battre ? Pouvons-nous utiliser, de façon responsable, réfléchi, mais déterminé, tous les moyens qui impliquent cette légitime défense ? Question capitale : êtes-vous prêts à assumer une lutte dure et inégale à nos côtés ? »

loading

A ce moment-là, la jeunesse est séduite et prête à agir. Jean Pierre Susini a 27 ans à l’époque et militant clandestin de Ghjustizia Paolina : « après ce meeting, ça nous convient puisqu’on a répondu oui à tout. A la question ‘êtes-vous prêts à mourir pour la Corse’, on ne va pas dire non ! Pour nous, ces paroles ont un sens, elles ne sont pas lâchées à la légère. »

Jean-Pierre Susini et Louis Sarocchi, membres de Ghjustizia Paolina et occupants de la cave Depeille.

Jean-Pierre Susini et Louis Sarocchi, membres de Ghjustizia Paolina et occupants de la cave Depeille. © Radio France Alexandre Antonini

La situation est alors tendue dans l’île, tout peut exploser à n’importe quel moment. La Corse est à un virage, et Edmond Simeoni se livre au micro de TF1 :  » on s’achemine lentement, mais sûrement vers des actes regrettables. Pour notre part, nous ne dérogerons pas à nos responsabilités, nous les assumerons, quel que soit le prix à payer. »

Par la suite, une quinzaine de militants autonomistes occuperont une cave viticole, à Aleria, quatre jours plus tard : le 21 août 1975.

loading

21 août 1975 : l’occupation de la cave d’Henri Depeille à Aleria

« Le métier de négociant en vin est un métier de spéculation, quelquefois on gagne, quelquefois on perd ». Henri Depeille ne pensait pas si bien dire avant cette date. Ce 21 août 1975, dès 7h du matin, l’objectif est clair pour Edmond Simeoni : occuper la cave de façon pacifique et donner une grande conférence de presse le samedi pour alerter la presse, mais aussi la population, sur la situation de l’île, notamment le scandale viticole lié à la « surchaptalisation ».

Veste de jogging bleue et t-shirt orange de l’ARC floqué « Autonomia »le leader autonomiste s’exprime devant les quelques journalistes présents : « sans préjudice, c’est un très gros scandale à l’heure actuelle, où toutes les mauvaises pratiques bancaires, escomptes bidons, sociétés écrans se retrouvent pour couvrir quelques individus au passif extrêmement lourd, sous le couvert de l’administration qui essaie d’enrayer le scandale. »

loading

La façade de l’établissement est recouverte de tags « Colons fora » ou « Tarra corsa à i corsi »Le message devient éminemment politique. Des centaines de personnes viennent soutenir les occupants. Au fil de la journée, les lignes téléphoniques sont coupées, les occupants retranchés par l’arrivée progressive de gardes mobiles aux abords de la cave, l’atmosphère devient explosive. Interrogé par un journaliste sur la suite des événements, Edmond Simeoni ne démord pas : « je pense que quand on est en légitime défense, on a tous les droits. Il n’y a aucun esprit de provocation, ni aucun esprit d’aventurisme, mais il y a une volonté ferme désormais de ne plus céder un seul pouce. »

Le président de la République, Valéry Giscard D’Estaing, ainsi que le Premier Ministre de l’époque, Jacques Chirac, sont en vacances. C’est donc le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, qui est chargé de régler le problème du côté de l’Etat.

loading

22 août 1975 : « dernière sommation ! On va faire usage de la force ! »

En ce matin du 22 août 1975, deux camps sont font face. D’un côté, une quinzaine de militants, armés de fusils de chasse et de deux fusils mitrailleurs, de l’autre 1200 forces de l’ordre sont dépêchées à l’aube. Blindés, hélicoptères encerclent la cave Depeille. Les militants essuient des tirs, ils ripostent.

loading

Jean-Pierre Susini, membre de Ghjustizia Paolina est à ce moment là au sommet d’une cuve, sous un toit, il raconte « on fait plusieurs ouvertures. Côté Nord, Sud et Ouest. On se positionne avec nos armes automatiques pour voir ce qu’il se passe, et là on se rend compte qu’on se fait couilloner… ». Sous les ordres d’Edmond Simeoni, Jean-Pierre Susini ouvre le feu en direction des forces de l’ordre « j’attends qu’un premier passe la tête, et là bam, je le tire et il se baisse. De même pour un deuxième. Je tire un coup de chevrotine. Je ne sais pas si j’ai atteins ma cible, mais de ce côté là, on ne passe plus ».

loading

Les affrontements durent moins de deux minutes mais sont très intenses. Deux gendarmes de 20 et 36 ans sont tués. Un militant, Pierrot Susini, est blessé à la jambe. Edmond Simeoni, chef de file de l’ARC décide de se rendre au terme de deux jours d’occupation, il passera près de deux ans derrière les barreaux.

Le docteur Edmond Simeoni soigne l'un des militants blessés.

Le docteur Edmond Simeoni soigne l’un des militants blessés. © AFP

loading

Edmond Simeoni s’exprime devant les quelques journalistes encore présents lors de son arrestation : « Conformément à ce qui a été décidé je vais me constituer prisonnier. Nos hommes sont partis la tête haute avec leurs armes, avec leurs équipements. Il faut s’incliner devant les victimes de part et d’autre, elles sont les victimes inutiles d’une lutte injuste. Pour notre part, le combat politique commence.  Et je pense que cette lutte aura l’avantage de cristalliser l’opinion publique sur des scandales qu’on a voulu étouffer ».

loading

À Aléria, en ce 22 août 75, s’ouvre dans la douleur, le 1er chapitre du nationalisme moderne.

Deux gendarmes seront tués lors de l'assaut de la cave d'Aléria.

Deux gendarmes seront tués lors de l’assaut de la cave d’Aléria. © AFP

La cave vinicole "Sovicor" d'Aléria en Corse, appartenant à un pied-noir, est incendiée par un groupe de militants autonomistes corses de l'ARC (Action pour la Renaissance de la Corse, dirigée par Edmond Simeoni) le 23 août 1975, au lendemain du dénouement tragique de la prise d'otages de six personnes par des nationalistes de l'ARC.

La cave vinicole « Sovicor » d’Aléria en Corse, appartenant à un pied-noir, est incendiée par un groupe de militants autonomistes corses de l’ARC (Action pour la Renaissance de la Corse, dirigée par Edmond Simeoni) le 23 août 1975, au lendemain du dénouement tragique de la prise d’otages de six personnes par des nationalistes de l’ARC. © AFP



Source link

Panier
Retour en haut